vendredi 29 janvier 2021

Lectrice-lecteur pour les tout-petits et les familles, mais qu'est-ce que c'est ?

 ... ou Invitation à s'asseoir au bord de la fenêtre avec Tromboline et Foulbazar.

 

 

La fenêtre, de Claude Ponti. Ecole des loisirs, 2010.

Lorsque l'on entend les mots lecteur ou lectrice, on y comprend un savoir faire, une professionnalisation dans la façon de lire, dans l'acte de lire. Mais s'agit-il bien de cela dans le cas des lecteurs et lectrices petite enfance, ceux qui se déplacent dans les lieux où sont accueillies les familles, à leur rencontre, pour leur proposer un moment de lecture partagée ?  Dans ce cas précis, des nuances s'imposent. Pas sur la notion de professionnalisation, dans le sens où les livres sont choisis compris et connus, où l'on apprend à inviter sans obliger, où l'on sait être à l'écoute et laisser la place à tous dans l'espace-temps de lecture pour s'exprimer. Où l'on se positionne professionnellement comme "lisant avec", et non pas "lisant à". Où l'on connaît le développement du tout-petit pour réfléchir à des propositions de lecture les plus adaptées et riches possibles.

S'agit-il d'une position de "celui qui sait" lire en train de montrer comment faire aux familles afin qu'elles puissent se saisir de ce savoir et occuper cette même place à leur tour ? Qu'elles reproduisent nos façons de faire à la maison, à leur tour, avec leurs enfants ? La réponse est non, on le trouve dans les articles et essais de ceux qui pratiquent et occupent cette place, il ne s'agit pas de cela.

Nous avons tous un rapport particulier au livre et à la lecture, imprégné de nos expériences, agréables ou douloureuses, et (trop) souvent marqué par notre rapport à l'école et aux apprentissages. Par une injonction fréquente et malheureusement nocive à lire absolument qui sert de marqueur social. On est obligé de se positionner par une appréciation extérieure intériorisée, on est lecteur ou non lecteur, et cette position dit beaucoup de l'image que l'on a de soi.

Je me souviens d'un accueil de jeunes adultes en bibliothèque, dans le cadre d'un partenariat avec un établissement de réinsertion pour le Prix des lycéens. Au moment de se présenter, chacun parle de son rapport au livre, et vient le tour d'un jeune homme, qui parle bas, en regardant ses chaussures, et qui annonce d'emblée "moi, je ne suis pas un lecteur". On échange, on discute, car le lecteur se cache parfois sous des plis insoupçonnés, et le jeune homme finit par nous dire :"bon, juste, en ce moment, je lis L'homme qui rit de Victor Hugo." Il l'avait pioché dans la bibliothèque de la grand-mère d'un de ses amis, le titre l'avait intrigué. Dans cet endroit familier il pouvait piocher un livre sans risque et en liberté. Mais au sein de la bibliothèque, dans cet échange avec des bibliothécaire, se positionner comme non lecteur signifiait plus la distance avec un monde qu'un rapport singulier au livre et à la lecture. Un monde dont on s'est senti exclu, qui nous a collé cette étiquette que l'on a intégrée.

Les lecteurs et lectrices ne sont pas là pour reproduire cette dichotomie, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui est dedans et celui qui est en-dehors de la lecture, en disant comment faire aux parents, dans une injonction supplémentaire pour être identifié comme un "bon parent". Nous sommes tous dans la lecture car nous sommes tous dans un récit, c'est ainsi que les êtres humains vivent, en lisant le monde autour d'eux pour le comprendre, et en se racontant. Être lecteur ou lectrice, c'est proposer de retrouver ce besoin et ce plaisir du récit, parfois enfoui très profondément, sous les histoires et les difficultés de chacun. De le faire résonner. L'acte de lire en lui-même n'est pas posé comme un savoir à transmettre.

 Lire aux tout-petits et aux familles, c'est avant tout proposer une attention partagée, un moment où les difficultés du quotidien sont mises entre parenthèses pour un instant. Une émotion partagée autour d'un récit (comptines, albums, poèmes, livres d'images). Ce moment d'attention est proposé, et peut être saisi en toute liberté par le parent ou l'adulte. C'est une invitation à l'expérience, qui contient elle-même, lorsqu'elle fut agréable pour l'enfant et l'adulte, une invitation implicite à être ensuite retrouvée. En lisant, en chantant, en parlant, en jouant, en portant à nouveau cette attention à l'échange et en reproduisant cette parenthèse dans la vie quotidienne. Le livre est une proposition, et nous sommes convaincus de sa richesse et de tout ce qu'elle porte comme possible. Mais ce n'est pas une injonction. Il n'y aura pas de bilan, de questionnaires, d'enquêtes. Cette proposition est faite en liberté et en confiance.

"Nous ne pouvons nier que nous avons beaucoup d’espérances, mais au moment où nous lisons, l'essentiel se joue dans l'émotion et le plaisir suscité par un texte accompagné d'images que nous lisons donc, sans rien demander en échange." Juliette Campagne, lectrice et formatrice, fondatrice de Lis avec moi dans le Pas-de Calais, dans son article paru dans la revue Spirale, n°20, et disponible sur le site https://www.cairn.info/ : "Des parents et des livres"

Alors comment nommer cette position de proposition de plaisir partagé autour de la lecture ? De proposition de rencontre de deux expériences actives, celle de l'enfant et de l'adulte qui l'accompagne, autour de l'objet livre et de son récit ? Est-ce de la médiation ? Le terme recouvre, comme lectrice-lecteur, un domaine professionnel, des savoirs, des outils. A la croisée de la culture et du soin, la lecture aux tout-petits et aux familles entre t'elle dans ce cadre, avec son savoir et ses outils spécifiques ?

Le choix de la dénomination parle aussi de soi, combinant la compréhension de la place occupée avec le sens généralement attribué au terme choisi. Moi je suis lectrice pour les bébés ! Quel beau métier ! me disait Maïa Wagner.

Personnellement, la dénomination de lecteur et lectrice me plaît beaucoup, car avant tout, nous lisons (avec !). Nous prêtons notre voix à un auteur, à une œuvre. Et s'interroger sur la dénomination de cette activité particulière propose déjà de réfléchir à notre rapport, général et particulier, au livre et à la lecture. Alors discutons, échangeons autour de cette place que nous proposons d'occuper,  et surtout lisons encore et encore !

mardi 26 janvier 2021

Le livre dans le développement du tout-petit

 

Pour reprendre les mots d'Evelio Cabrejo-Parra, psycholinguiste, et vice-président de l'association A.C.C.E.S. , on apprend à lire et à écrire, mais on n'apprend pas à parler. Le tout-petit naît avec une appétence pour le langage, et cette faim est à nourrir avec la même importance que toutes les autres faims, celles de nourriture, de réconfort, dans une perspective de lien et de soin. Nourrir cette appétence pour donner à l'enfant l'accès à la richesse du langage, pour l'inviter à nourrir son imaginaire et sa pensée afin qu'il puisse construire son rapport à soi et au monde. Pour entrer dans la culture (dans sa culture) et y trouver sa place. Nourrir cet appétit dans une dimension d'éveil et non pas d'apprentissage, dans l'écoute et l'observation. Dans l'échange.

Le livre, en tant qu'objet culturel, objet du récit culturel, joue un rôle important dans le développement du tout-petit, dans cette dimension d'éveil au langage, à l'imaginaire et à la pensée. Evelio Cabrejo-Parra en parle avec la richesse de toute son expérience de linguiste et de psycholinguiste à l'écoute des manifestations du langage chez le jeune enfant, dès le babil.

 


Evelio Cabrejo-Parra

samedi 16 janvier 2021

Jouer avec la peur, en toute sécurité - "Va-t'en Grand Monstre Vert !" et "Délivrez-moi !"

Quel plaisir de choisir les titres qui vont remplir ma valise pour les futurs ateliers lecture. Au moment d'en faire une liste, non exhaustive, toujours à enrichir, je me suis replongée dans les livres et dans les souvenirs de lectures partagées. 

 

Il y a deux titres que les enfants adorent, et une fois le livre refermé ils en redemandent souvent une deuxième ou troisième lecture à la suite. Et ces livres y invitent les enfants, par le texte ou par l'image. Deux livres qui proposent de traverser une émotion, la peur, tout en proposant un cadre rassurant pour la traverser, en jouant avec, par différents procédés, et en proposant à l'enfant d'être acteur de cette traversée. Il s'agit de Va t'en grand monstre vert ! d'Ed Emberley, et de Délivrez-moi ! d'Alex Sanders, devenus deux classiques de bibliothèques jeunesse et de structures d'accueil. 

Délivrez-moi ! d'Alex Sanders invite l'enfant à la manipulation dès sa couverture, à se saisir de cette ouverture dans la couverture pour délivrer le petit ours, personnage principal, et entrer dans l'histoire. Celle-ci reprend en la modifiant, la comptine Promenons-nous dans les bois, proposant au petit lecteur une familiarité dès le départ, une sécurité du connu, pour découvrir cette histoire. C'est Croco, et non le loup, qui est ici la menace qui pourrait apparaître lors d'une promenade tranquille dans les bois. Et il apparaît bien sûr ! Et le petit ours s'enfuit et se cache derrière une grille en tout point semblable à celle du début, et invite cette fois monsieur Croco à s'avancer vers, pour l'emprisonner derrière, dans le claquement sonore que propose la matière dure et épaisse cartonnée du livre. Et clac ! Au revoir, monsieur Croco... 

 


Va t'en Grand Monstre vert ! d'Ed Emberley propose au petit lecteur de construire et déconstruire le visage du Grand Monstre vert, de le faire apparaître, puis disparaître, dans la succession des pages découpées. Le texte accompagne l'apparition du monstre dans une forme de description : Grand Monstre Vert a deux grands yeux jaunes, un long nez turquoise, une grande bouche rouge avec des dents blanches et pointues, etc. Lorsque le monstre est ainsi apparu dans la totalité de son visage le lecteur prend la main cette fois également par le texte, qui se transforme en injonctions magiques efficientes dans le récit : mais... tu ne me fais pas peur ! Alors partez, cheveux violets et ébouriffés ! Partez, petites oreilles tordues ! Va-t'en long nez bleu turquoise ! etc. et il déconstruit à rebours le visage du Grand monstre vert.

 

 

Ces deux livres sont une vraie réussite, et les enfants ne s'y trompent pas en en plébiscitant la lecture. Chacun en fait une toute personnelle, à la rencontre d'une psyché particulière, comme on le voit pour les adultes. Comme cette anecdote racontée par une professionnelle de crèche pendant un observatoire de l'association A.C.C.E.S. : un enfant lui demandait régulièrement la lecture du livre de la fleur. Et la professionnelle de buter sur cette demande, n'arrivant pas à identifier le livre en question. Un jour, alors qu'elle propose la lecture de Délivrez-moi ! l'enfant s'exclame : le livre de la fleur ! Quelle surprise ! Et en relisant ce livre, lu tant de fois auparavant, la professionnelle remarque pour la première fois que le petit ours tient une fleur dans sa patte. Cette fleur apparaît sur deux pages : tenue par le petit ours pendant sa balade tranquille au rythme de la comptine, et lors de la rencontre soudaine avec monsieur Croco, où la fleur tombe de la patte par l'effet de surprise et de peur lors de l'apparition. Le voilà ! Au secours ! Le livre de la fleur... elle y vit aussi son aventure, cette fleur, dans cette histoire. Les enfants sont de si bons lecteurs d'images ! 

 




 

 

 

 

Tout en faisant cette lecture personnelle, individuelle, en lisant les images, et le texte par la voix de l'adulte, l'enfant observe aussi la forme, associe, reconnaît, construit sa pensée. Délivrez-moi ! propose à l'enfant, par l'entrée et la sortie dans l'histoire dont la forme physique, de la couverture, propose l'association, l'idée de début, de fin et de recommencement. Le livre commence par une délivrance et se termine par un enfermement, l'histoire s'ouvre et se ferme littéralement concrétisée par la couverture en grille à ouvrir et fermer. Et à réouvrir puisque 'on sait que cette grille peut s'ouvrir à nouveau. L'enfant le lit très vite. Dans une forme différente Va-t'en grand Monstre Vert ! invite par le texte au recommencement en terminant sur ces mots : ... et ne reviens jamais ! Sauf si je te le demande. Le faire et le défaire, le construire et déconstruire traversé par tous à une période identifiée du développement.

 


 

Ces deux livres, à l'identité graphique et à l'histoire différentes, proposent une expérience similaire : jouer avec la peur en étant acteur, dans une proposition de recommencement qui donne un véritable sentiment de liberté dans un choix, proposé par le texte et/ou par l'image. 

Un jour, lors de la lecture de Délivrez-moi ! à une petite fille de 2 ans, nous arrivons à la fin de l'album, et dans la continuité de la dernière phrase que je lis Et clac, Au revoir monsieur Croco... j'entends comme une suite murmurée : et ne reviens jamais, sauf si je te le demande... L'adulte analyse, argumente, distingue et associe pour comprendre, par la pensée, et catégorise, comme je viens de le faire pour ces deux livres. L'enfant fait de même, sans les mots techniques, sans les concepts, mais dans l'expérience. Cette petite fille a associé ces deux livres dans leurs propositions avec clarté, simplicité et poésie en créant un nouveau texte. L'observation et l'écoute pendant les lectures proposent tant de moments comme celui-ci !

vendredi 8 janvier 2021

Pourquoi lire aux tout-petits et aux familles ?



 

 Même si dans de nombreux milieux des spécialistes, orthophonistes, pédopsychiatres, linguistes, psychologues, bibliothécaires, et d'autres encore, sont convaincus de la nécessité de lire aux tout-petits, cette question reste posée dans notre société comme n'étant pas une évidence. Le livre reste majoritairement associé à l'école, et si on l'envisage plus tôt, on le pense encore trop souvent uniquement comme un support d'apprentissage, lié à l'apparition de la parole. 

L'entrée dans la parole ne se fait pas à son apparition chez l'enfant, elle démarre bien plus tôt, et les études sur les réactions des bébés in utero  aux voix, de la mère notamment, montrent maintenant que cette entrée dans le monde de la langue démarre même avant la naissance, et se pose dès le départ dans une dimension d'échange, de réception et de réaction. Pour pouvoir parler, on a besoin que l'on nous parle, que l'on nous invite au langage, à cette spécificité humaine.

La lecture aux bébés prolonge cette parole que l'adulte lui offre, dans le lien et le plaisir partagé. En lui offrant la musique de la langue, la mélodie d'une voix des comptines lues et chantées et des petites histoires.  En lui offrant un moment où la langue n'est pas celle du quotidien, du moment, mais celle du récit, nourrissant ainsi son imagination et sa pensée. Elle l'invite dans la possibilité du récit, dès son arrivée, dimension humaine par excellence, pouvoir se dire, se raconter, comprendre et se comprendre, au milieu du quotidien, et construire son espace intérieur, et son rapport au monde. Elle l'humanise.

La lecture aux bébés propose la découverte des codes du livre, par le vécu, par le plaisir partagé, par les sens, avec lesquels les bébés découvrent le monde (toucher, goûter, manipuler), par le jeu, avant l'entrée dans les apprentissages. L'être humain à l'état d'enfance, pour reprendre l'expression de Françoise Dolto qui donne toute sa place à l'enfant dans la communauté humaine, apprend dans le jeu, dans la répétition, et dans le lien. Ces expériences nourricières lui offriront la possibilité d'entrer dans les apprentissages en portant en eux le souvenir du plaisir pris autour de cet objet culturel, objet devenu familier.


jeudi 7 janvier 2021

En route !


Rejoignant ceux déjà en action sur le tout territoire, avec leur camionnette dans les zones rurales, leurs caddies ou valisettes de livres dans les villes, se nommant lectrices-lecteurs pour bébés, pour les tout-petits, pour les familles, j'ai décidé de troquer ma casquette de bibliothécaire jeunesse contre celle de lectrice, de sortir des bibliothèques et de partir également à leur rencontre. De proposer des moments de lectures partagées, dans une démarche d'éveil culturel, de soutien à la parentalité dans les lieux qui accueillent les familles, des moments de lecture dans les structures d'accueil de la petite enfance et un accompagnement pour les professionnel.le.s. Arrivée récemment dans le Narbonnais, j'ai décidé d'y mettre en route ce projet, de chercher lieux et partenaires partageant cette belle ambition de la promotion de la lecture pour les petits.

Inspirée par les actions et l'engagement d'associations comme A.C.C.E.S., L.I.R.E., nourrie par les réflexions et apports de spécialistes de la petite enfance et des familles, comme Bernard Golse, Sophie Marinopoulos, je suis convaincue de la formule d'A.C.C.E.S. : les livres, c'est bon pour les bébés ! Et je rajouterai les livres c'est bon pour les familles !  Une parenthèse où se retrouver, stopper la course folle du quotidien et les problématiques traversées par tous, partager le temps d'une histoire une émotion, se retrouver, se découvrir, s'écouter. A la croisée de la culture et du soin. 

Comme tant de personnes en attente de démarrage ou de reprise de leur activité, freinée ou stoppée par la crise que nous traversons tous, j'attends avec motivation et enthousiasme de pouvoir démarrer les ateliers lecture pour les tout-petits et les familles, de pouvoir retourner lire des histoires aux enfants dans les crèches et les structures d'accueil, d'échanger à nouveau avec les professionnels de la petite enfance et de l'accompagnement aux familles. En attendant la réflexion ne s'arrête pas, la préparation s'organise, certaines rencontres sont déjà riches de promesses ! Je propose sur cet espace de raconter et partager cette aventure.