dimanche 29 août 2021

Tout un poème ! 3 - "Bon pour les bébés" de Thierry dedieu

Thierry Dedieu, auteur prolifique de livres jeunesse, a créé une collection pour les bébés aux éditions du Seuil Jeunesse, intitulée "Bon pour les bébés". Auteur et illustrateur, il nous propose de grands livres cartonnés (38 x 28 cm) aux illustrations en noir et blanc, offrant un contraste adapté à la vue des nouveaux nés. De belles et grandes illustrations à l'encre noire, qui attirent le regard et invitent à s'y plonger (presque littéralement grâce à leur taille) enveloppé par la musique et par le rythme du texte.

Et quels textes nous propose-t'il ? Des genres de textes très variés, et surprenant au premier abord, qui, inscrits dans un livre, nous rappellent que le récit et la poésie sont partout autour de nous si tant est qu'on les remarque. Dans cette collection on trouve des comptines, des virelangues, des poèmes, formes connues déjà adressées aux tout-petits, mais on découvre aussi, proposés sous forme joueuse et inventive, une recette de crêpes, des mathématiques (avec une table de multiplication et le théorème de Pythagore), des menus, la météo marine, la tirade du nez de Cyrano de Bergerac ! Qui l'eut cru ?!

 



 (source de la photographie : http://www.mediatheque.lotetgaronne.fr)

La richesse de cette collection est bien de nous rappeler que la transmission et le partage, pour grandir dans le lien autour de la lecture, se fait par toutes sortes de récits, de langage. Encore une fois, car je le cite si souvent, cela rejoint les propos d'Alberto Manguel sur le fait que nous soyons tous lecteurs, que c'est dans notre nature, que nous lisons le monde. Alors oui, chaque domaine, poésie et littérature bien sûr, mais aussi mathématiques, recettes, météo, et tant autres champs de la connaissance, sont le récit, une histoire racontée, de notre rapport au monde. Thierry Dedieu nous propose de le partager avec les bébés, en sachant que le plaisir pris dans le partage sera premier par rapport à un sens auquel on accèdera petit à petit en grandissant, grâce à cette première condition de lien. Peu importe de ne pas comprendre tous les mots, c'est en les croisant dans différents contexte qu'ils entreront dans notre imaginaire et dans notre vocabulaire, peu à peu s'ils sont associés au plaisir partagé de la lecture. Il faut faire confiance à la mémoire des bébés et à leur soif d'apprendre !

Le récit est partout autour de nous, et autour de bébé qui grandit, dès son arrivée au monde. Le partage et la transmission de ces formes enrichissent notre lien. Les inscrire dans des livres ouvre à la dimension de récit de façon formelle, avec un début et une fin, inscrivant l'expérience physique indispensable à la dimension d'éveil. On ouvre le livre, on peut le toucher, on le referme, on peut le ré-ouvrir, et le lire autant de fois qu'on le désire. Il existe. 

Afin de pouvoir entrer dans la richesse des propositions des livres, la qualité des illustrations, la richesse du rapport texte-image, la taille, en font un terrain de jeu pour le désir de découvrir et de vivre des expériences partagées des bébés. Les formes invitent aux associations et à l'imagination, les yeux, (éléments très importants pour les bébés, le visage de la mère, ou de la personne qui prend soin de lui au quotidien, étant le premier repère) sont très expressifs, les propositions graphiques sont très variées : multitudes de petits éléments, aplat de couleur noire d'où émerge les éléments, formes distinctes ou liées, dynamiques ou immobiles, jeux de contraste.

En créant ces illustrations, en les associant à ces textes joueurs et touchant à toutes ces thématiques, Thierry Dedieu créé véritablement des poèmes pour les bébés, adaptés à leur développement et aussi riches et variés que la poésie nous en propose à nous, les grands.


Thierry Dedieu, La table de deux, Le Seuil Jeunesse, 2015.

Thierry Dedieu,Haïkus d'automne : poèmes pour bébés, Le Seuil Jeunesse, 2020.

Thierry Dedieu, Météo marine, Le Seuil Jeunesse, 2017.

 

Pour terminer, et comme les bébés sont les meilleurs critiques de livres qui leur sont adressés, je rapporte ici deux observations de lectures partagées :

J'ai lu Haïkus d'automne : poèmes pour bébés, avec la petite Carine*, 10 mois et avec sa maman. Carine*, assise, en face de moi à côté de sa maman, les mains posées appuyées au sol devant elle. Elle tapotait le sol avec ses mains, les regardait, regardait autour d'elle, me regardait, regardait le livre pendant la lecture. J'avais proposé à la maman de choisir un livre, elle a été intrigué par ce grand format et son titre, intéressée par cette proposition de poèmes. Elle a suivi la lecture en regardant le livre, en regardant Carine*, en participant en attirant l'attention de Carine sur certaines illustrations. Au moment de partir, elle m'a dit qu'elle avait été touchée par l'attention de sa fille pendant les lectures, que peut-être alors elle allait commencer à lui lire des histoires à la maison, car elle avait des livres, mais plutôt des livres à toucher et des imagiers. Nous avons échangé sur les particularités de la lecture avec les tout-petits, le besoin de bouger, de se déplacer, de toucher, de s'approprier physiquement le moment partagé.

 

 

Pendant les lectures partagées proposées à Montolieu dans le cadre du festival Partir en livre dans la Montagne noire, le petit Yanis*, 10 mois également, est revenu à plusieurs reprises avec ses parents. A la première rencontre, pendant les premières lectures il se déplaçait, touchait ce qui l'environnait, était en découverte de ce qui était en train de se passer. Lorsque j'ai choisi Tas de riz tas de rats, et que j'ai commencé à le lire avec lui, il est venu s'installer devant le livre grand ouvert en face de moi. Il a commencé à sourire en observant les pages, il ne quittait plus le livre des yeux. A la fin de la lecture, il a applaudi, a repris le livre et le me l'a redonné. Nous l'avons relu 3 fois de suite, avec toujours la même attention et le même plaisir exprimé. 

 

Je me joins alors à la quatrième de couverture de la collection "Bon pour les bébés " en affirmant : Des livres testés et plébiscités par les bébés", et surtout : Bon nombre d'idées reçues risquent de tomber !

Découvrez ou retrouvez le travail de Thierry Dedieu, qui écrit et illustre des livres des bébés aux adolescents, sur son blog : http://thierrydedieu.blogspot.com/

*Tous les prénoms des enfants ont été changés. 


vendredi 13 août 2021

tiens ! de Ramona Badescu, éditions Les Grandes personnes.


 

tiens !  est véritablement un cadeau

C'est un beau livre de photos, de 48 pages, dont le texte invite à l'imagination et aux associations. Un texte poétique qui ne décrit pas les images, mais les prolongent. Ce sont des photos d'enfants, parfois en gros plan, parfois en groupe, et sur chacune d'elles ils ont des activités de tous les jours, dans un environnement collectif. On mange, on danse, on manipule, on écoute, on regarde, on joue. Le texte débute dans la répétition de ce Tiens du titre, et se poursuit dans une énumération de tout ce que l'on peut offrir aux enfants, leur donner à attraper, leur donner à vivre dans le lien. Dès le titre ce livre invite au mouvement qui propose une expérience partagée. Je te donne, tu saisis et tu découvres, tu construis, dans le monde physique et celui du récit. Voilà comment nous grandissons, dans un élan partagé.

 


 

Le texte, dans son apparente simplicité, propose aux enfants tout un univers de liens entre les mots et les choses, les mots et les situations, les mots et les sensations, dans une variété d'énoncés. Sur deux pages sont simplement nommés le pain, et le fromage, toujours dans la continuité de "tiens !" (du pain, et du fromage), sur deux autres pages le yaourt et la purée sont nommés sous forme d'interrogation (de la purée ? du yaourt ?), proposant  l'ouverture à l'interrogation. Certaines photos montrent des objets et le texte les accompagne en ouvrant vers un ensemble plus large, à travers une de leur qualité (quelque chose de doux, quelque chose de orange), ou vers une idée, une situation, une expérience.




 
 
 
On peut reconnaître sur une autre photographie une page du livre Les trois ours, de Byron Barton, lors d'une lecture collective, et le texte nous juste dit une forêt, ouvrant sur l'imaginaire, le symbolique, porté par le livre photographié : Tiens - une forêt. La double page propose en vis-à-vis à gauche une photographie de feuille tenue, comme offerte. Une feuille, une forêt, tout un monde qui glisse du physique à l'imaginaire et au symbolique.
 
 
 
 

Les deux dernières pages du livre propose un texte sans image, une liste poétique d'un monde de sensations en relation avec notre environnement. Ici les images ce sont les mots, graphiquement, tout aussi évocateurs et porteurs de sens que les images, et la disposition du texte propose une forme au regard. Le livre se termine sur un tiens, attrape de tes deux mains ! que j'accompagne lors de la lecture du geste de tendre le livre à l'enfant, en l'invitant à le toucher, ou à s'en saisir si son développement le permet. Et qui nous rappelle que pour découvrir les livres il faut les toucher, les saisir, que c'est comme cela que nous allons à la découverte du monde qui nous entoure.

 



Lire le monde, quel boulot !

Les propositions faites au travers des images, du texte, et de leurs associations, font de ce livre une petite merveille, un cadeau, pour les petits cerveaux qui travaillent si fort, à lier, à associer, pour appréhender le monde. A se construire des repères dans les rapports entre les personnes, dans le rapport au monde, aux objets, dans l'observation de la répétition de ces rapports pour pouvoir poser les premiers jalons de la compréhension, et du langage qui permet de nommer ces liens. Les questions répétées des petits, Pourquoi ? et Qu'est-ce que c'est ? nous indiquent leur quête de savoir, leur quête de connaissance qui les attachent au monde qui les entourent, et nous disent à chaque instant qu'il s'agit de lien et de transmission. Nous sommes des êtres de sens, des lecteurs du monde comme le dit Alberto Manguel dans son Histoire de la lecture, nous lisons tout, c'est dans notre nature. Cette lecture du monde commence avant même la naissance, de nombreuses études tendent à le démontrer, et se poursuit à la naissance, pour ne plus jamais s'arrêter.

"L'astronome qui lit une carte d'étoiles disparues ; le tisserand qui lit les dessins complexes d'un tapis en cours de tissage; les parents qui lisent sur le visage du bébé des signes de joie, de peur ou d'étonnement; l'amant qui lit à l'aveuglette le corps aimé, la nuit sous les draps (...)"
 
 
 
 
Ce travail de lecture du monde est là, dans un élan vers l'autre, dès le départ. Bébés nous lisons les réactions des adultes qui prennent soin de nous, leurs gestes, leurs voix, les expressions de leur visage. Nous les lisons, et dans la répétition nous leur donnons un sens. C'est un travail immense, et comme le dit si joliment aux bébés l'artiste Corinne Lovera Vitali, dans son livre le bravo (voir l'article sur ce livre) : 
 
quelle belle vie de cerveau faite pour s'en trouver heureux et s'en trouver fier s'en trouver accompli s'en trouver grandi et c'était pas du gâteau c'était pas donné c'était du boulot alors ne pas oublier surtout ne pas oublier de se donner le bravo
 
 

 
 

Nourrir l'appétit des bébés

 

La richesse de la littérature pour les tout-petits, pour nourrir cet appétit de vivre et cet élan vers le sens à construire, c'est de ne pas juste décrire le monde. De ne pas juste nommer les choses, de ne pas juste décrire les objets et les situations que l'on peut observer sur les illustrations. Sa richesse, c'est de les prolonger, de façon fine et délicate, comme ce mouvement en construction qui se prolongera tout au long du développement de l'enfant. Le monde est déjà là tout autour de nous pour nos apprentissages. On apprend ce qu'est une cuillère ou une chaise en les observant autour de nous, et en observant leur utilisation par ceux qui nous entourent. On apprend à quoi les objets servent en les touchant, en les utilisant, accompagnés au tout début, et également dans les questions que l'on pose et les réponses que l'on obtient, dans le lien et l'échange.
Un livre, c'est une autre aventure que celle de l'apprentissage pur et simple, c'est l'entrée dans le récit, dans cette expérience que le monde se raconte, et de plein de façons possibles. Dans l'expérience que si le monde se raconte, alors on peut se raconter aussi. 
 
Le livre nous propose une autre dimension qui lui est propre, celle du récit, celle de la surprise, pour nourrir notre imaginaire en construction. Parents, faisons-nous et faisons-leur confiance ! Pas besoin de leur montrer sur une image l'objet que nous avons déjà nommé tant de fois pour être sûrs que l'enfant apprenne son nom et son sens. Pas besoin d'être validés ou complétés par un livre pour entrer dans le monde qui nomme. Par contre, lisons des histoires, de la poésie, chantons des comptines, pour le plaisir d'être ensemble, pour le plaisir d'entrer accompagné dans le monde du récit. Pour nous aider à penser, pour nourrir notre imaginaire, pour nous aider à trouver notre place petit à petit.

Ces propos peuvent paraître théoriques, peut-être idéalistes, peut-être même peut-on se dire que le monde des bébés est bien plus simple que toutes ces idées d'adultes. Ceux qui travaillent à accompagner les tout-petits et les parents, professionnels de la santé psychique, pédopsychiatres et psychologues, chercheurs en sciences cognitives, s'accordent de plus en plus à reconnaître tout le boulot, cognitif, comportemental, émotionnel qui sous-tend le développement de l'enfant pour donner du sens à ce qui l'entoure et entrer dans le monde à nos côtés.

Avant le langage tout un ensemble de réactions nous invitent à observer ce travail, cet élan. Le regard, les sourires, l'attention, les petits mouvements des bras et des jambes, nous aussi nous pouvons essayer de lire ce mystère d'avant les mots pour engager le dialogue.
 

Quelques observations


J'ai lu tiens ! avec des enfants d'âges variés, et j'ai observé une attention très marquée aux images. Des tout-petits de tout juste un mois, qui fixaient les pages tout au long de la lecture, blottis dans les bras de leur maman, leurs yeux ne quittant pas les photos, jusqu'à 3 ans, observant cette même concentration.
 
A un mois on commence à distinguer certaines couleurs, pas toutes, et on a besoin que les objets soient proches. Les bébés ne voient pas les images comme nous les distinguons ensuite peu à peu, mais un ensemble de tâches colorées, auxquelles s'associent la situation : la musique des mots, le cadre rassurant des bras, les réactions de son parent. Un moment agréable et nourrissant, dans lequel les bébés peuvent se plonger. Et puis le livre est relu, en grandissant on distingue les images plus nettement, on reconnaît la musique des mots que l'on va distinguer les uns des autres, que l'on va aussi reconnaître. Dans la répétition de lectures de livres devenus familiers, on inscrit le souvenir des bras dans lesquels on était lovés, pour pouvoir les quitter peu en peu en confiance. Pour s'installer ensuite sur les tapis, "comme un grand".
 
J'ai lu tiens ! avec Naïm*, 1 mois, et son attention tout au long de la lecture a épaté sa maman. Le regard fixé sur les pages, il a également souri à certains moments.
Nous avons relu ce livre 3 semaines plus tard, et toujours blotti dans les bras de sa maman, Naïm* a accompagné la lecture de regards alternés entre le livre et moi, l'a accompagnée de grands sourires, et de mouvements tranquilles. Une lecture toujours attentive tout au long des 48 pages. J'ai observé le plaisir de sa maman à observer les réactions de son bébé, a y répondre et dialoguer ainsi avec lui.
Dans la salle où nous étions installés il y avait des photographies en noir et blanc accrochées au mur. Une série de photographie d'activités d'enfants. A plusieurs reprises au cours de l'atelier la maman de Naïm* a observé que le regard de son bébé était fixé en direction des photographies. Tâches noires et blanches sur un fond de mur jaune clair, elles étaient une proposition implicite au regard, saisie par Naïm* au vol. Sa maman a initié un dialogue avec son fils autour de ces photos. Elle a donné du sens à ce qui attirait si paisiblement et assurément son attention.

Lu avec Martin*, 10 mois, tiens ! a encore tenu ses promesses. Assis sur un coussin et calé contre maman, ce petit garçon a lui aussi observé avec une grande attention les photographies, tout au long du livre. Il a répété "Tiens" à plusieurs reprises.

Lorsque j'ai lu tiens ! avec Mathieu*, 3 ans, il était installé sur le tapis, sa maman et son papa installés un peu plus loin. Pendant toute la lecture il a eu les yeux fixés sur les pages, faisant des allers-retours entre chaque double page, avec un air d'extrême concentration, les sourcils froncés. Sans un mot, du début à la fin, son regard a scruté les images. Nous avons discuté avec sa maman à la fin de la séance, et elle m'a raconté qu'à la crèche le personnel lui racontait que Mathieu* était un enfant très réservé, et qu'elle ne le connaissait pas ainsi en famille. Elle était contente d'avoir pu, à cette occasion, faire un lien avec ces retours et observer la concentration de son enfant. 
 

Des photographies pour les bébés !

 

Lors d'un atelier j'ai proposé la lecture de tiens ! à un papa et à son fils de 2 ans. Le papa m'a alors dit s'être justement interrogé sur les livres de photographies pour les enfants, s'étant demandé si cela existait. Nous avons échangé autour de cette question, car en effet, les illustrations photographiques sont très minoritaires dans la production éditoriale jeunesse. Comme pour une illustration dessinée, la richesse réside dans les propositions faites aux enfants, la qualité graphique des images, les liens proposées entre double page et avec la succession de celles-ci, dans le rapport entre le texte et les images, afin de proposer à chacun de se saisir en liberté et de façon singulière, de la voix et de la vision d'un artiste. Alors oui, proposons des livres de photos aux bébés, de beaux et bons livres !
 
 

 
*tous les prénoms des enfants ont été changés.