... ou Invitation à s'asseoir au bord de la fenêtre avec Tromboline et Foulbazar.
La fenêtre, de Claude Ponti. Ecole des loisirs, 2010.
Lorsque l'on entend les mots lecteur ou lectrice, on y comprend un savoir faire, une professionnalisation dans la façon de lire, dans l'acte de lire. Mais s'agit-il bien de cela dans le cas des lecteurs et lectrices petite enfance, ceux qui se déplacent dans les lieux où sont accueillies les familles, à leur rencontre, pour leur proposer un moment de lecture partagée ? Dans ce cas précis, des nuances s'imposent. Pas sur la notion de professionnalisation, dans le sens où les livres sont choisis compris et connus, où l'on apprend à inviter sans obliger, où l'on sait être à l'écoute et laisser la place à tous dans l'espace-temps de lecture pour s'exprimer. Où l'on se positionne professionnellement comme "lisant avec", et non pas "lisant à". Où l'on connaît le développement du tout-petit pour réfléchir à des propositions de lecture les plus adaptées et riches possibles.
S'agit-il d'une position de "celui qui sait" lire en train de montrer comment faire aux familles afin qu'elles puissent se saisir de ce savoir et occuper cette même place à leur tour ? Qu'elles reproduisent nos façons de faire à la maison, à leur tour, avec leurs enfants ? La réponse est non, on le trouve dans les articles et essais de ceux qui pratiquent et occupent cette place, il ne s'agit pas de cela.
Nous avons tous un rapport particulier au livre et à la lecture, imprégné de nos expériences, agréables ou douloureuses, et (trop) souvent marqué par notre rapport à l'école et aux apprentissages. Par une injonction fréquente et malheureusement nocive à lire absolument qui sert de marqueur social. On est obligé de se positionner par une appréciation extérieure intériorisée, on est lecteur ou non lecteur, et cette position dit beaucoup de l'image que l'on a de soi.
Je me souviens d'un accueil de jeunes adultes en bibliothèque, dans le cadre d'un partenariat avec un établissement de réinsertion pour le Prix des lycéens. Au moment de se présenter, chacun parle de son rapport au livre, et vient le tour d'un jeune homme, qui parle bas, en regardant ses chaussures, et qui annonce d'emblée "moi, je ne suis pas un lecteur". On échange, on discute, car le lecteur se cache parfois sous des plis insoupçonnés, et le jeune homme finit par nous dire :"bon, juste, en ce moment, je lis L'homme qui rit de Victor Hugo." Il l'avait pioché dans la bibliothèque de la grand-mère d'un de ses amis, le titre l'avait intrigué. Dans cet endroit familier il pouvait piocher un livre sans risque et en liberté. Mais au sein de la bibliothèque, dans cet échange avec des bibliothécaire, se positionner comme non lecteur signifiait plus la distance avec un monde qu'un rapport singulier au livre et à la lecture. Un monde dont on s'est senti exclu, qui nous a collé cette étiquette que l'on a intégrée.
Les lecteurs et lectrices ne sont pas là pour reproduire cette dichotomie, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui est dedans et celui qui est en-dehors de la lecture, en disant comment faire aux parents, dans une injonction supplémentaire pour être identifié comme un "bon parent". Nous sommes tous dans la lecture car nous sommes tous dans un récit, c'est ainsi que les êtres humains vivent, en lisant le monde autour d'eux pour le comprendre, et en se racontant. Être lecteur ou lectrice, c'est proposer de retrouver ce besoin et ce plaisir du récit, parfois enfoui très profondément, sous les histoires et les difficultés de chacun. De le faire résonner. L'acte de lire en lui-même n'est pas posé comme un savoir à transmettre.
Lire aux tout-petits et aux familles, c'est avant tout proposer une attention partagée, un moment où les difficultés du quotidien sont mises entre parenthèses pour un instant. Une émotion partagée autour d'un récit (comptines, albums, poèmes, livres d'images). Ce moment d'attention est proposé, et peut être saisi en toute liberté par le parent ou l'adulte. C'est une invitation à l'expérience, qui contient elle-même, lorsqu'elle fut agréable pour l'enfant et l'adulte, une invitation implicite à être ensuite retrouvée. En lisant, en chantant, en parlant, en jouant, en portant à nouveau cette attention à l'échange et en reproduisant cette parenthèse dans la vie quotidienne. Le livre est une proposition, et nous sommes convaincus de sa richesse et de tout ce qu'elle porte comme possible. Mais ce n'est pas une injonction. Il n'y aura pas de bilan, de questionnaires, d'enquêtes. Cette proposition est faite en liberté et en confiance.
"Nous ne pouvons nier que nous avons beaucoup d’espérances, mais au moment où nous lisons, l'essentiel se joue dans l'émotion et le plaisir suscité par un texte accompagné d'images que nous lisons donc, sans rien demander en échange." Juliette Campagne, lectrice et formatrice, fondatrice de Lis avec moi dans le Pas-de Calais, dans son article paru dans la revue Spirale, n°20, et disponible sur le site https://www.cairn.info/ : "Des parents et des livres"
Alors comment nommer cette position de proposition de plaisir partagé autour de la lecture ? De proposition de rencontre de deux expériences actives, celle de l'enfant et de l'adulte qui l'accompagne, autour de l'objet livre et de son récit ? Est-ce de la médiation ? Le terme recouvre, comme lectrice-lecteur, un domaine professionnel, des savoirs, des outils. A la croisée de la culture et du soin, la lecture aux tout-petits et aux familles entre t'elle dans ce cadre, avec son savoir et ses outils spécifiques ?
Le choix de la dénomination parle aussi de soi, combinant la compréhension de la place occupée avec le sens généralement attribué au terme choisi. Moi je suis lectrice pour les bébés ! Quel beau métier ! me disait Maïa Wagner.
Personnellement, la dénomination de lecteur et lectrice me plaît beaucoup, car avant tout, nous lisons (avec !). Nous prêtons notre voix à un auteur, à une œuvre. Et s'interroger sur la dénomination de cette activité particulière propose déjà de réfléchir à notre rapport, général et particulier, au livre et à la lecture. Alors discutons, échangeons autour de cette place que nous proposons d'occuper, et surtout lisons encore et encore !